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RDC. Ituri, zone de non-droit

Thème
Mot-clé
Type
article spécialisé
Dans
Enjeux Internationaux
Edition
No. 11
2006

Atterrir à Bunia, ville principale de l’Ituri, c’est entrer dans une place fortifiée. Ilot au milieu de la forêt, la ville est sécurisée depuis l’opération Artémis de l’été 2003 par des milliers de Casques bleus de l’ONU[1]. Leur déploiement est impressionnant : 70 % des véhicules croisés dans les rues de la ville appartiennent aux Nations unies, tandis qu’à tous les carrefours stratégiques, des soldats, le doigt sur la gâchette, établissent des barrages et des contrôles, appuyés par des chars ou des automitrailleuses.

Il est rare d’entendre des coups de feu en ville, mais le bruit caractéristique des chenilles de chars, qui patrouillent durant la nuit, rappelle que Bunia est isolée au cœur d’une région qui reste majoritairement sous le joug de milices incontrôlées.

L’arrivée d’une brigade des forces armées congolaises (FARDC) en Ituri a progressivement permis aux troupes de l’ONU de sortir de Bunia, au début de cette année. Des opérations militaires, menées conjointement par ces deux forces, ont amélioré la sécurité sur quelques grands axes et dans certains villages, sans parvenir à ce jour à pacifier la région. Le déploiement d’une deuxième brigade des FARDC s’est révélé une arme à double tranchant ; les soldats, mal équipés, mal entraînés, confondant souvent action militaire et pillage ou racket des populations, ont été rapidement retirés de la région.

Les opérations de sécurisation, qui accompagnaient la volonté de désarmer les milices, sont quasiment au point mort depuis juin 2005 et ont fait rentrer la zone dans une situation figée où, sporadiquement, des escarmouches se produisent.

Violence sournoise, mais permanente

Ce calme apparent, qui ressemble à celui qui a prévalu tout au long de l’année 2004, peine à masquer une insécurité récurrente, où les populations civiles sont à la merci des hommes en armes.

En quittant l’aéroport pour le centre ville, le visiteur passe devant « Bon Marché ». Cette parcelle, abritant à l’origine un grand magasin, a été transformée en un immense hôpital de 300 lits par Médecins Sans Frontières. Constitué de tentes recouvertes d’un toit en paille, l’endroit est rapidement devenu le seul établissement fonctionnel de toute la région, parce que les autres ont été détruits, que le personnel a fui et que les structures qui subsistent pratiquent des prix exorbitants. L’hôpital MSF de « Bon Marché » avait été conçu en juin 2003 pour répondre à une situation momentanée. Mais deux ans plus tard, malgré des critères réservant l’admission aux cas les plus graves, il est constamment plein et reste plus que jamais nécessaire.

Il est en effet l’unique endroit qui offre des soins gratuits et reste accessible à tout le monde, sans distinction ethnique ou politique. L’aile de « Bon Marché », réservée à la santé de la femme, est le révélateur de la violence qui perdure dans toute la région. Depuis le début de l’intervention de MSF, il y a deux ans, quelque 3 500 femmes sont venues y recevoir des soins appropriés, après avoir subi un ou plusieurs viols. En juillet 2005, mois représentatif du dernier semestre, ce sont en moyenne 8 femmes par jour qui se sont présentées. On n’ose imaginer combien ne peuvent s’y rendre, à cause de la distance, de la honte ou de l’insécurité… Ces femmes, âgées de 8 mois à 80 ans, ont vécu l’horreur du viol. Dans 80% des cas, celui-ci était perpétré par plusieurs hommes, sous la menace de leurs armes, et dans 11% des cas, il était accompagné d’autres violences,  comme la torture, l’esclavage ou le meurtre de proches.

Tous les groupes armés recourent au viol.[2] C’est pour eux un acte banal, commis durant la guerre, un mode de transaction quand les femmes, arrêtées à un barrage, sont emmenées dans la forêt pour payer leur droit de passage. Considérées comme butin de guerre, elles sont également souvent enlevées pour devenir esclaves sexuelles ou domestiques.

Destruction intime et durable

Alors que beaucoup de ces milices se revendiquaient, au moins au départ, de la défense d’un groupe ethnique particulier, il est arrivé que des villageois se rebellent et aillent jusqu’à lyncher des miliciens censés les protéger, parce qu’ils violaient leurs femmes et leurs filles.

Cependant, ces réactions d’autodéfense sont rares, en raison de l’emprise exercée par les hommes en armes depuis le début de la guerre en Ituri. Souvent, au contraire, la femme qui a dû subir le viol se voit rejetée par son mari, sa famille ou sa communauté. A leurs yeux, elle est souillée, voire même soupçonnée de complicité et jette dès lors le discrédit sur son entourage. Plutôt que d’affronter la réalité du viol, les familles en sont réduites à nier l’horreur que ces femmes ont vécue. Les miliciens ont alors atteint leur but : doublement victimes dans une société où le viol est tabou, les femmes, et à travers elles leur communauté, sont maintenues dans un état de terreur et de domination. En s’attaquant aux femmes, les miliciens vont en effet détruire la famille, fondement de la vie sociale congolaise. Principales pourvoyeuses de moyens de subsistance, les femmes n’osent plus se rendre aux champs. Quant aux hommes, ils sont humiliés de n’avoir pu jouer leur rôle de protecteur de la famille.

Dans un milieu où le sida et d’autres maladies sexuellement transmissibles font des ravages, les victimes de viols vivent en permanence avec cette épée de Damoclès : elles ont survécu, mais risquent de mourir à terme. Et puis, il y a éventuellement, dans leur ventre, le fruit de ce viol, rappel permanent de la honte subie… Le traumatisme sera profond, durable et collectif. Pas besoin de champs de bataille ou de combats nombreux, l’insécurité sournoise crée autant de peur et de terreur…

Les femmes arrivent à l’hôpital de « Bon Marché » référées par d’autres acteurs humanitaires ou par leurs propres moyens. Elles ont souvent marché des heures pour arriver en ville, car l’insécurité générale menace aussi les organisations humanitaires et empêche MSF et d’autres associations de se rendre vers elles. Il faut choisir : ou aller à la rencontre des populations sous escorte militaire de la MONUC ou de l’armée congolaise et être de facto considéré par les miliciens comme complice de leurs ennemis ou alors s’astreindre à des règles de sécurité drastiques qui restreignent immanquablement les mouvements. Le meurtre de deux membres du CICR dans cette région en 2001 ou le kidnapping de deux collaborateurs de MSF durant 9 jours en juin dernier rappellent qu’il n’y a pas « d’immunité humanitaire » en Ituri : fournir des soins ou de la nourriture aux populations civiles n’est pas nécessairement bien vu par les acteurs du conflit. L’aide représente, comme le reste, une source de biens à accaparer.

Réponse internationale insuffisante

Si la réponse humanitaire est extrêmement limitée par rapport aux besoins, le mandat que se donne la communauté internationale pour arrêter la guerre et protéger les populations est insuffisant, lui aussi. En créant la MONUC, force militaire d’observation de la paix, puis en lui donnant un mandat fort, selon le chapitre VII de la Charte des Nations unies (qui permet le recours à la force pour imposer la paix), la Communauté internationale s’est donné l’illusion de mobiliser les moyens nécessaires pour arrêter la guerre. La mission UN la plus chère de tous les temps a lancé un processus de démobilisation qui a permis de désarmer jusqu’à 15 000 miliciens en Ituri ! Il ne resterait que quelques centaines d’irréductibles. Malheureusement, force nous est de constater que ces acteurs résiduels de violence imposent encore et toujours l’insécurité au quotidien.

Par ailleurs, les Congolais ne semblent pas avoir une grande confiance dans la capacité de leur armée nationale à sécuriser le territoire. Il faut dire que les désertions massives qui ont eu lieu fin août dans ses rangs rappellent les limites de cette armée nationale nouvelle, formée d’ex-miliciens de tous bords. Se produisant au moment où d’anciens généraux rebelles lancent des appels à la guerre depuis l’étranger, ces informations ne permettent pas de cultiver un réel optimisme.

De même, l’épopée pathétique des troupes envoyées de Goma vers Bunia, durant la dernière semaine du mois d’août, n’est pas faite pour rassurer. Ce bataillon comptait 6 000 hommes, mais seuls 3 500 d’entre eux ont pris la route vers l’Ituri. Les autres ont déserté. Rapidement, des cas de choléra se sont déclarés parmi ces soldats sous-alimentés et transportés dans des conditions d’hygiène effroyables. Les officiers n’en ont pas moins obligé les soldats à continuer la route, essaimant le vibrion du choléra sur leur passage. Une douzaine de soldats sont morts et plus de 230 autres ont pu être soignés par MSF, seul acteur réellement présent sur le terrain, vu la quasi-absence de personnel médical militaire ou de la fonction publique.

On comprend le désespoir des femmes qui, violées, battues et terrorisées, ne voient aucune issue à leur calvaire. En attendant, depuis deux ans, pas un seul procès pour viol ou tentative de viol n’a été mené à Bunia. Pour les auteurs de cette pratique abjecte, qui mine l’ensemble de la société, l’impunité est totale.


[1] Après une opération de 3 mois, des soldats français, agissant sous drapeau européen, ont repris le contrôle de la ville, soumise aux combats meurtriers entre milices rivales, malgré la présence de troupes de l’ONU, totalement débordées.

[2] Les témoignages de viols commis par les forces armées congolaises ne sont pas rares. Quelques agressions sexuelles perpétrées par des soldats de la MONUC ont fait grand bruit. Mais ces dernières ne devraient pas être l’arbre qui cache la forêt des milliers de viols commis par les milices…

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